Dans le cadre de mon émission de radio « Eurêka », j’ai récemment eu l’occasion d’interviewer Vincent Bontems, philosophe des sciences, qui s’est associé avec Roland Lehoucq, astrophysicien, pour écrire le livre « Les idées noires de la physique » (Les Belles Lettres). La forme audio permet d’entendre un écrivain parler lui-même de son oeuvre, mais dans le cas de la philosophie des sciences avoir un support écrit peut être idéal pour mieux saisir le propos. Je vous propose donc ici une petite restranscription écrite de cette interview.
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La physique connaît de nombreux corps noirs (trou noir, ciel noir, matière noire). Quel est leur point commun ? Pourquoi ce même adjectif « noir » ?
Nous nous sommes associés, le physicien et le philosophe, pour pouvoir à la fois expliquer la dénotation, c’est-à-dire le sens que prend l’adjectif « noir » dans le langage scientifique, et expliquer les associations d’images, c’est-à-dire l’imaginaire qui s’y associe.
Du point de vue scientifique de la dénotation, cet adjectif correspond à ce que l’on ne parvient pas à voir ou à ce que l’on voit mal. Évidemment, cela renvoie à une deuxième question : que signifie « voir » en physique ? Cela veut dire recueillir de l’information à partir d’une interaction. Il y a souvent un médiateur, le premier ayant été la lumière en permettant d’observer les choses à l’œil nu, mais laquelle a été remplacée depuis longtemps par des dispositifs techniques – la « phénoménotechnique » comme dit Bachelar – qui nous renseignent sur les phénomènes via l’étude des rayonnements, des longueurs d’ondes ou d’autres types de particules. Ce qui est « noir », c’est ce qui échappe à cette forme de détection, c’est ce pour quoi on n’obtient pas assez d’informations.
Du point de vue de l’imaginaire, le noir renvoie à toute une gamme différente de tonalités de cet élément de notre imaginaire qu’est la ténèbre. Il y a des noirs très différents qui s’attache à chacune des idées noires de la physique. Le noir du ciel noir, c’est un noir qui est transparent, un noir assez paradoxal, qui témoigne de la possibilité que la lumière nous parvienne mais avec cette énigme scientifique qui est « pourquoi elle ne nous parvient pas ». Le noir du corps noir est un noir absorbant, qui rayonne de la chaleur. Le noir du trou noir, c’est un noir dévorant, qui annihile et détruit la possibilité même de la lumière, c’est donc un noir vertigineux.
Il y a tout un imaginaire qui accompagne comme une ombre projetée la définition des concepts scientifiques.
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L’adjectif « noir » n’est-il pas aussi pour la science une façon de définir ce qu’elle ne connaît pas encore assez ?
C’est surtout vrai pour les deux dernières idées noires, la matière noire et l’énergie noire. Ce sont pour l’instant encore des hypothèses, lesquelles en anglais ne sont pas dites « noires » mais « dark », c’est-à-dire sombre. Cela témoigne de la difficulté d’obtenir de l’information : la matière noire n’interagirait avec le reste de l’univers que par la gravitation, et non pas à travers les ondes électromagnétiques… finalement, elle devrait être invisible. Cela désigne aussi l’obscurité dans laquelle on se trouve par rapport à la nature de cette matière exotique.
Le fait qu’en français cela s’appelle « noir », plutôt que « sombre », est significatif. D’un point de vue imaginaire, le noir est plus consistant que ce qui est sombre. Quand on parle d’une « sombre affaire » ou « sombre histoire », c’est quelque chose qui évoque une certaine répugnance, une perplexité, quelque chose dont on n’est pas bien sûr. Alors que ce qui est « noir », cela existe, c’est consistant. On observe que les physiciens qui continuent de dire « matière sombre » et « énergie sombre » sont des gens qui sont assez sceptiques vis-à-vis de ces hypothèses, contrairement à ceux qui vont parler de « matière noire » et « énergie noire ». Le terme de « noir » génère, chez ces derniers, une hypostase – quelque chose dont on présuppose l’existence pour l’expliquer.
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Le « noir » fait penser, comme vous l’avez dit, aux ténèbres. Est-ce que ne pas connaitre quelque chose fait peur dans les sciences ?
Il y a en effet des tonalités effrayantes. Par exemple le « trou noir », quand on réfléchit à ce que c’est et qu’ensuite on le projette dans l’imaginaire, cela a des résonances avec ce que les poètes romantiques ont appelé l’astre de la mélancolie, le soleil noir… c’est un symbole de destruction, de dépression cosmique. Maintenant, il y a une loi dans l’imaginaire, soulignée par Bachelar, faisant que les images sont souvent réversibles. Il n’y a donc aucune des images, associées à l’énergie noire, aux trous noirs ou à la matière noire, qui n’aurait qu’une valeur ; elles sont toutes équivalentes. Le trou noir, symbole d’anéantissement et d’emprisonnement définitif, si on regarde bien la science-fiction (qui s’appuie sur des conjonctures de grands scientifiques) cela peut devenir le moteur pour un passage secret à travers l’univers et la possibilité d’aller visiter d’autres univers ou d’aller loin dans l’univers (ce sont les fameux trous de ver, qu’on retrouve par exemple dans Interstellar).
L’interview est à retrouver en version audio sur le site de Radio Laser.